- de la revue Lectures Pour Tous de 1 mars 1918
- 'Les Chiens de l'Alaska Chez Nous'
Les Chiens dans les Vosges
C'est le monde entier qui aura été mis à contribution pour les besoins de cette guerre extraordinaire et inouïe. Pour transporter les renforts, les munitions, les blessésr le ravitaillement dans les montagnes vosgiennes, ne sommes-nous pas allés chercher jusque dans lAlaska les équipages de chiens destinés à nos chasseurs alpins? On sera curieux de connaître ces utiles auxiliaires de nos « diables bleus ».
Lorsque, après le premier hiver passé dans les Vosges sur les sommets reconquis au cours de notre avance de 1914, le commandement eut acquis l'expérience de la guerre de montagne et qu'il se fut rendu compte des difficultés que présentait dans cette région le ravitaillement en vivres et en munitions de nos troupes, il chercha les moyens de parer, pour l'avenir, aux inconvénients supportés pendant cette première campagne.
La neige abondante qui pendant cinq mois au moins de l'année recouvre les routes d'Alsace, atteignant en de certains endroits jusqu'à deux mètres de hauteur, empêche souvent en effet tout transport automobile ou hippomobile sur les sommets.
Par ailleurs, alors même que l'on pourrait utiliser ces routes, les positions occupées par nos troupes, souvent accrochées aux pentes, ne suffiraient pas à amener jusqu'à pied d'uvre tout ce qui est indispensable a un corps de troupes chargé de la garde d'un secteur de combat: obus, cartouches, matériel et aliments.
Pour Nos Chasseurs Alpins
Nos bataillons de chassseurs alpins étaient pourvus, bien avant la guerre, d'équipages muletiers. Dès le début des hostilités, ces mulets, habitués aux pentes les plus rudes et aux chemins les plus escarpés, rendirent des services inappréciables en Alsace: Mais on se préoccupa tout de suite de doubler ce mode de transport pour rendre les ravitaillements plus sûrs et plus copieux. Pour une région aussi neigeuse que celle des Vosges, on songea à utiliser les équipages de chiens qui, dans les climats sévères de l'Alaska et du Labrador, sont le seul moyen de locomotion utilisé.
Une mission, composée d'officiers de l'armée active ou de réserve ayant visité ou habité ces contrées, fut envoyée au cours de l'été de 1915 au Canada, pour constituer des équipes de chiens. Des achats importants furent faits et, à la fin de l'année, après quelques semaines passées en arrière du front des Vosges, les équipes, placées sous le commandement des officiers qui les avaient recrutées, étaient menées dans la montagne, sur leur terrain d'action.
Résumée ainsi, la constitution de ces équipes peut paraître simple. En réalité, la tâche fut lourde et délicate. Faire traverser l'Océan à quelques centaines de chiens, pendant les mauvais mois de l'annéie, sur des paquebots nullement aménagés à cet effet, mettre ces équipes, à leur débarquement, entre les mains d'hommes du train des équipages ne connaissant ni les murs ni les coutumes de ces animaux, représentait un gros risque. Cependant, dès le début de janvier 1916, ces attelages couraient sur les pistes neigeuses de la montagne alsacienne, remplissant avec fruit la mission qui leur avait été assignée.
Du Loup au Chien
On a raconté beaucoup de choses erronées sur les chiens de l'Alaska. Tour à tour on les a présentés comme des chiens ne différant pas sensiblement de nos chiens domestiques, ou bien on les a dépeints comme des bêtes fantastiques, appartenant à une faune légendaire. En réalité, ces animaux ont leur caractère très particulier et leurs murs génériques, qui sont intéressants, mais ne relèvent en aucune façon du merveilleux.
Ils descendent tous du loup, mais les uns sont des chiens esquimaux du Labrador ou de l'Alaska, tandis que les autres tirent leur origine des chiens qui servaient aux Indiens du Canada.
Les uns et les autres font penser aux chiens-loups que nous connaissons: ils ont le poil long et léger, fauve, gris, noir ou blanc, les oreilles pointues, la langue longue et effilée du chien de course, la tête tout en museau, le regard aigu. Mais ils sont en général plus petits que nos chiens-loups, plus trapus, moins fins. Leurs jarrets sont plus nerveux et plus courts. Ils n'ont qu'une passion; tirer, trotter sur les pistes, être en mouvement. Aussi, à l'endroit du chien domestique qui muse sur les routes, sont- ils impitoyables. Rencontrent-ils en chemin, pendant qu'ils sont au travail, quelque fox ou tout autre chien, vieux compagnon du soldat, qu'ils sautent volontiers sur lui et font à ses dépens du prosélytisme. Il y avait ainsi, dans un de nos chenils de la montagne, un chien de berger qui n'avait jamais eu honte de vivre l'existence ordinaire de nos chiens domestiques. Nos chiens de l'Alaska lui firent, en quelques attaques vives, comprendre que cette manière d'être ne pourrait continuer. Tout au moins, les officiers commandant les équipes le comprirent pour lui et employèrent le bon gros chien, lui aussi, à certaines besognes de traction. A partir de ce jour, le berger fut adopté par ses adversaires de la veille.
La Composition d'une Équipe
Une éouipe de chiens de l'Alaska se compose régulièrement de neuf bêtes, quatre couples dirigés par un chien particulièrement vigoureux, attelé seul à l'avant et guidant la colonne. Celui-là est dressé à obéir à la voix. Quelques commandements en anglais suffisent à le diriger, et ces commandements, que tous les conducteurs ont appris, maintiennent l'ordre dans la petite troupe, faisant au reste la joie des poilus qui croisent l'attelage.
Deux conducteurs sont attachés à chaque équipage. L'un dirige du corps et à l'aide d'un frein le traîneau de frêne, très léger et très résistant, dressé debout à l'arrière du véhicule cependant que le second s'occupe, à l'avant, du détail de la marche. Ce traîneau est destiné aux voyageurs, généraux en inspection, officiers de liaison, etc. Mais il existe une autre sorte de véhicule plus massif et d'une contenance plus grande destiné aux transports. C'est ce dernier qui charrie le matériel, les munitions, les blessés. L'attelage va charger, à l'aboutissement des plans inclinés ou des câbles transbordeurs, les matériaux et les vivres amenés des vallées et les transporte en première ligne jusqu'aux boyaux, de jour comme de nuit et par tous les temps. Chaque équipe peut porter ainsi de trois à quatre cents kilos à chaque voyage, à une vitesse moyenne de 8 kilomètres à l'heure. Elle peut faire environ 40 kilomètres par jour et, en cas de besoin, jusqu'à 70 kilomètres. Certaines équipes de course ont fait dans l'Alaska 400 milles anglais soit 730 kilomètres en soixante- quatorze heures, repos compris. Autant que faire se peut, on aménage les pistes pour le passage des traîneaux, mais les attelages peuvent passer partout.
En été, les chiens ne demeurent pas inactifs. Ils traînent sur les rails de la voie de cent mètres des wagonnets qui peuvent contenir jusqu'à une tonne de matériel, transportant ainsi le double du chargement d'hiver. En toute saison, ils ramènent des premières lignes à l'arrière les blessés: aucun autre moyen de transport n'assure à ceux-ci, dans les mauvais chemins de la montagne, plus de confort. Deux grands blessés tiennent sur un de ces traîneaux allongés; quatre blessés légers peuvent être assis.
On le voit, les équipes de l'Alaska rendent de très gros services à nos troupes de montagne.
Quand on pourra donner des chiffres, on demeurera étonné de la quantité de matériaux véhiculée par ces petits animaux au cours des mois d'hiver. Et si l'on songe qu'ils ne font qu'un seul repas, revenant à 15 centimes, on comprendra non seulement l'utilité mais l'avantage de ce moyen de traction qui, de plus, a mis dans le tragique de cette guerre une note de pittoresque.