- de la revue 'Lectures Pour Tous' de 1 novembre 1918
- 'Comment On Fait
- un Panorama de Guerre'
- la Peinture Gigantesque
voir aussi Alfred Bastien : Panorama de l'Yser
Qui ne se souvient des fameux panoramas que ces grands artistes, de Neuville et Détaille, avaient su rendre si émouvants, en évoquant les plus tragiques journées de la guerre franco-allemande? La guerre mondiale ne pouvait manquer de susciter une tentative analogue, attendue de tous. Bientôt va s'ouvrir « le Panthéon de la Guerre » ou MM. Gorguet et Carrier-Belteuse, avant même que la guerre fût terminée, ont réalisé ce prodige d'en présenter une vision d'ensemble. Nous allons initier nos lecteurs aux secrets de leur patient et noble labeur et les faire entrer avec nous dans les coulisses de ce nouveau Panthéon, qui s'ouvre dans une magnifique atmosphère de victoire.
Au mois de septembre 1914, quelques jours après la victoire de la Marne, le pastelliste Pierre Carrier-Belleuse vint soumettre une idée à son ami, le peintre Gorguet. Voici: il rêvait d'un panorama; mais d'un panorama qui ne serait pas seulement, comme tant d'autres, une curiosité d'optique, un amusant trompe-l'il. Non! Une uvre d'art véritable, peinte par des maîtres, riche d'émotions et de pensées. On y grouperait les héros de la Grande Guerre; ceux de France, et puis ceux de Belgique, d'Angleterre, de Russie: des chefs, des soldats, des hommes d'Etat, des femmes héroïques, des morts bénis et de glorieux survivants, les plus illustres de ceux qui auraient pensé, agi et souffert pour la liberté du monde. Ce serait un tableau grandiose, et ce serait aussi un poème, une sorte d'hymne triomphal aux victorieux, aux justiciers, où tinterait le glas des morts....
Gorguet fit à cette belle idée un accueil enthousiaste, et, sur-le-champ, les deux artistes se mirent à l'uvre. Combien elle présentait de difficultés! Ce qu'entreprenaient les deux artistes, c'étaient plusieurs années d'un labeur forcené et exposé à mille surprises, atout l'imprévu de la guerre. Au lieu de résumer, sur la toile, l'histoire achevée des événements - comme c'était l'habitude avant eux - ils se condamnaient à les suivre, presque au jour le jour. Ils allaient avoir à faire place à de nouveaux alliés, depuis l'Italie jusqu'à l'Amérique triomphante; puis enregistrer la défection russe; ajouter souvent, quelquefois effacer.... De vastes morceaux, entièrement peints, ont été supprimés, refaits. Il y eut des périodes douloureuses. Mais la foi patriotique soutenait les deux vaillants collaborateurs. Comme le pays lui- même, ils ne doutaient pas.
Une Toile de Dix-Sept Cents Mètres Carrés
Donc, sur un panneau de six mètres de longueur, Gorguet et Carrier-Belleuse exécutèrent l'esquisse qui devait s'étaler ensuite sur une toile de dix-sept cents mètres carrés. Puis tous deux, dans l'atelier de Carrier-Belleuse, boulevard Berthier, invitèrent les modèles à poser. Le général Galliéni, sauveur de Paris, ouvrit le défilé; Joffre, Foch, Castelnau, le Président de ta République, des centaines d'autres accordèrent quelques instants.... Il fallait avoir le pinceau prompt, et sûr! Les documents s'accumulèrent. Annexée au panorama, une exposition montre une partie de ce formidable travail préparatoire.
Cependant, les architectes construisaient, rue de l'Université, le bâtiment polygonal, haut de 20 mètres, large de 40 et précédé d'un portique dorique, où l'uvre définitive allait pouvoir s'élaborer. Des ouvrières cousaient des lés de toile blanche, couverte d'un enduit spécial, hauts chacun de 14 mètres: puis les coutures étaient aplaties et mastiquées aussi soigneusement que s'il se fût agi de l'enveloppe d'un ballon. On forgeait et l'on ajustait les deux cerceaux métalliques de 120 mètres de circonférence - telle est la longueur de la toile - sur lesquels on fixa les bords du tissu. Le montage achevé, on accrocha au cerceau inférieur, de 50 en 50 centimètres, de lourds pavés de grès, pour assurer une tension puissante, régulière. Déjà, trois échafaudages, hauts de 15 mètres, divisés en paliers, et quelques autres plus petits, pouvaient, poussés par des leviers, rouler sur des rails de bois. La plateforme centrale était posée. Les peintres apportèrent dessins, études, pinceaux, couleurs.... Suivons-les et initions-nous aux secrets des panoramistes.
Les Secrets d'une Illusion
Le grand secrèt est le mode d'éclairage de la toile. On conte qu'il fut découvert par un Ecossais, Robert Barker, enfermé dans la prison pour dettes d'Edimbourg. Son cachot, en contre-bas d'une cour, était éclairé par un soupirail presque horizontal, percé le long de la muraille, et qui, par conséquent, envoyait presque perpendiculairement la lumière sur cette muraille. Barker, voulant lire une lettre qu'il venait de recevoir, la posa à plat sur la paroi éclairée: il fut surpris de l'intensité lumineuse que prenait le papier, de la netteté que prenait l'écriture. Il songea que des tableaux, exposés ainsi, prendraient un éclat et un relief extraordinaires. Le principe du panorama était trouvé.
Aussitôt libre, Barker prit un brevet d'invention, dont la date est le 19 juin 1787. C'est ce principe qui a toujours été appliqué, avec de légères variantes. Ici, au Panthéon de la Guerre, la lumière vient des verrières du toit. Un cylindre de toile blanche suspendu au sommet du bâtiment la reçoit d'abord, et la renvoie sur là toile peinte.
Pour que tout ceci soit dissimulé au spectateur, un large dais en forme de parapluie ou de champignon, en étoffe de couleur neutre - on a choisi le brun grisâtre - s'étend au-dessus de la plate-forme. C'est le parajour. Non seulement il cache la source de la lumière et le bord supérieur du tableau, mais encore il empêche que les spectateurs ne soient éclairés et que leurs ombres ne se projettent sur la peinture. Enfin, les couleurs de la toile, rapprochées de ce ton neutre, paraissent plus éclatantes.
Le second secret est la surprise. II. faut, pour que le tableau donne l'illusion de la réalité, que l'il du spectateur ait perdu le souvenir de la lumière naturelle. Aussi achemine-t-on lentement le public vers la plate-forme, par des couloirs et des escaliers sombres, à peine éclairés, de loin en loin, par une faible lampe rouge. Dès qu'on arrive devant le tableau, on est ébloui par sa clarté, comme si l'on débouchait en plein air. D'autre part, aucun objet réel ne s'offrant comme point de repère, l'il ne peut contrôler les proportions données par l'artiste aux personnages, monuments et objets peints. On est complètement trompé.
Le troisième secret, c'est la perspective. Toutes les lignes tracées sur la toile sont combinées de façon à ne donner l'impression cherchée que si elles sont vues du centre de la plate-forme, placée à peu près à mi-hauteur de la toile; ici, 6 m. 50. C'est de là que le peintre juge l'effet de chaque trait, presque de chaque coup de pinceau. Que de fois doit-il descendre de son échafaudage et grimper sur le « point de vue », comme on dit, pour examiner et corriger son travail! Veut-il tracer, sur la toile, une ligne qui paraisse rectiligne? Il fait tendre, par deux aides, une ficelle entre les deux extrémités de la ligne. Puis, juché sur la plate-forme, il indique, à voix haute, aux aides tâtonnants, les points de la toile où il voit se projeter la ficelle. En joignant ces points, on obtient une courbe; mais ce sera une droite pour le spectateur. Les grands carrés, d'un mètre de côté, qui servent à reproduire, en les agrandissant, les esquisses préliminaires, sont tracés selon cette méthode, lente et minutieuse.... Il existe un second procédé de reproduction: le sujet, dessiné sur du papier huilé, est projeté sur la toile au moyen d'une lanterne à projection, et l'on n'a qu'à en suivre les contours avec un fusain. Mais alors, le dessin a besoin d'être corrigé du haut de la plate-forme....
Ces exemples donnent une idée des difficultés auxquelles on se heurte quand on établit la perspective d'un panorama. Il faut appeler à son aide des spécialistes, les perspecteurs, qui résolvent les problèmes posés, selon les règles de la géométrie descriptive. Pour les lignes architecturales et le paysage, les auteurs du Panthéon de la Guerre ont eu recours aux perspecteurs. Très souvent aussi, à l'exemple de De Neuville et de Détaille, pour leur panorama de Rezonville, ils se sont fiés à leurs yeux d'artistes. L'expérience montre - phénomène difficile à expliquer, du reste - que ce procédé empirique donne des résultats supérieurs à ceux des méthodes scientifiques.
Le Front à Vol d'Oiseau
Mais enfin, les difficultés ont été vaincues. Et les auteurs du Panthéon de la Guerre ont réalisé le décor rêvé par Gorguet et Carrier-Belleuse. Quel est-il?
Le paysage, d'abord. Sous un ciel admirable,- il est l'uvre du paysagiste Foreau; car on pense bien que, dans l'exécution, les auteurs principaux ont dû s'entourer de plusieurs collaborateurs, - sous un ciel chargé de nuages gris, roux et noirs, traversé de lueurs d'or, pathétique et plein de souffles orageux, s'étend le front français. Vous entendez bien: le front français! Tout un morceau, à vol d'oiseau, de la terre bien-aimée où dorment les morts, et d'où jailliront les moissons triomphales! Le front, depuis Calais, Dunkerque, et les plages sablonneuses des Flandres, baignées dans une brume de lait, jusqu'à Nancy, à Epinal, à Belfort, à la ligne bleue des Vosges!
Prenez vos jumelles, regardez, vous qui venez des villes menacées, réfugiés, permissionnaires. Voici Hesdin et Saint-Omer, Arras encore fumante, Albert en ruines, Bapaume d'où s'élèvent des nuages d'incendie. C'est bien la terre de France, ses champs réguliers, ses routes sinueuses. Voici la ligne souple de l'Oise, minée filet bleu entre des prairies et des boqueteaux -verdoyants. Voici Amiens dont le soleil blanchit la cathédrale sauvée, Montdidier, Pont-Sainte-Maxence, Chantilly! Et voici les masses sombres des forêts de l'Ile-de-France, Hallatte, Villers-Cotterets, sous le couvert desquelles les barbares ont cherché à se glisser, mais où les soldats de Mangin les ont bloqués.... Vers elles, vers tous les points en danger, sur toutes les routes, des convois sont en marche. Je vois les longs défilés des caissons d'artillerie, des voitures d'intendance, et des soldats de toutes armes! Ils fourmillent, le long des chemins. Regarde, paysan, ils traversent ton hameau, dont tu distingues le clocher, au versant du coteau. Ils vont à la Ferté-sous-Jouarre, vers Chauny, vers Château-Thierry et la Marne que tu vois briller comme une lame d'acier. Ils forment des chapelets de points noirs, et qu'on croirait mouvants; on en distingue sur la terre rouge du Laorinois, et près des tranchées blanches de la Champagne, autour de Reims, dont j'aperçois les tours vénérables d'où s'envole vers l'est, comme une malédiction, un panache de fumée noire et rouge! Châlons, Sainte-Menehould, Sermaize.... Dans le ciel croisent des essaims d'avions!
Chaque cité a son nom inscrit près d'elle. Mais ce nom-ci est marqué en lettres d'or.... C'est Verdun, entourée des hauteurs fameuses du Mort-Homme, de la cote 304, du piton de Montfaucon, enfin reconquis! Plus loin, Commercy, Pontarlier, la Lorraine, Metz! Scrutez l'horizon! Fouillez le brouillard. Vous discernerez, au delà du front, nos pays envahis, et, tout là-bas, sous une éclaircie, la Belgique, l'Alsace, terres promises! Nous n'exagérons point. Toute cette terre de France, cités, hameaux, avec les meules de foin, et les toits des chapelles, est ici. Des officiers émerveillés, entre deux séances de pose, y venaient lorgner leurs cantonnements et expliquer la dernière bataille. C'est d'une fidélité scrupuleuse, grâce à L. Trinquier, topographe du ministère de la Guerre, qui a dressé cette carte idéale. Quelle habileté il a dû déployer pour que la ligne du front, vue de Pans, qui en réalité forme une équerre, la pointe dirigée vers nous, put être projetée, ici, sur un cylindre dont nous occupons le centre, disposition exactement inverse!
La poésie et la grandeur d'un tel spectacle émeuvent profondément: du reste, les paysagistes qui ont peint ces terrains, ces routes et ces bois, Foreau, Grosjean, Marché, ni sont-ils pas de grands amoureux, fervents et tendres, de la terre française?
Pour accomplir ce tour de force, il a fallu truquer un peu; la ligne d'horizon, au lieu d'être à la hauteur de l'il du spectateur, se trouve relevée d'environ deux mètres. De telle sorte que le paysage semble dominé de la nacelle d'un ballon, tandis que les premiers plans, dont nous allons parler, sont vus de la hauteur normale, celle de la plate-forme. On n'en éprouve du reste aucune gêne; et puis, sans cela, nous n'aurions pas contemplé ce merveilleux spectacle du front d'Occident!
l'Hommage aux Sauveurs du Monde
Tel est le cadre. Regardons maintenant les premiers plans. Des pylônes de marbre, ornés d'attributs de bronze et de frais bouquets de roses blanches, se dressent en cercle autour de nous. Ils sont au nombre de huit. Et sur leur face visible nous lisons les noms de héros morts pour la patrie: ici, les poètes, comme Péguy, les écrivains, Ch. Muller, Casimir-Perier; là, les fils de généraux, les Curières de Castelnau, les Foch; plus loin les peintres, les sculpteurs, les savants, les architectes, comme Max Doumic, listes incomplètes,assurément, et pourtant si longues déjà, de ce qu'il y avait de meilleur dans notre pays, de toutes les âmes riches, sensibles, enthousiastes, charmantes, qui ont accompli le grand sacrifice!
Entre les pylônes, s'arrondissent des murailles de marbre, devant lesquelles se rangent nos Alliés, parmi les drapeaux multicolores dont les plis flottent sur leurs têtes. Les Anglais, d'abord, avec la famille royale au centre, notre ami Lloyd George, en gris clair, descendant des marches, physionomie vivante, spirituelle et volontaire; un robuste Écossais joue du big-pipe, un prince hindou se redresse, en brillant costume; un as, casque en tête, semble s'apprêter à monter sur son avion, le sourire aux lèvres.... Appuyée au pylône, les bras un peu écartés, avec son manteau bleu et son bonnet d'infirmière, Edith Cavell, telle qu'elle a subi le martyre. Un bouquet de fleurs est tombé à ses pieds, comme si l'un de nous, - qui donc, de toute son âme, ne voudrait lui rendre un tel hommage? - l'avait lancé du haut de la plate-forme.... Puis, c'est la Belgique, le roi Albert, la reine et les enfants royaux, les ministres; la robe rouge de l'illustre cardinal-archevêque de Malines traîne majestueusement sur les marches. L'Italie, ses soldats héroïque, suivis des vaillants petits ânes de la terrible guerre montagneuse, dont les sabots ne glissent point aux pentes du Grappa ou des Sette-Communi! Salandra, Sonnino, les hardis et prudents interventionnistes; et lançant avec un geste héroïque son appel aux armes du monument aux Mille. d'Annunzio, enfin, le seul grand poète qui aura, depuis les millénaires historiques, su être aussi un grand soldat....
Mais comment énumérer, choisir dans cette foule de personnages, de portraits vivants et vrais? Ils sont des centaines, la foule de ceux - l'humanité peut être fière - qui ont, en ces quatre années formidables, été grands par la pensée et la volonté, ou qui auront symbolisé une nation vaillante! Reconnaissons le roi de Siam, vêtu de jaune brillant, le président chinois, en bleu, et, sous les étendards étoiles, sous les bandes blanches et rouges qui se tordent au vent, stars and stripes, les magnifiques figures d'Amérique, le Président Wilson, serein, lisant sa proclamation au Sénat sous le buste de Washington. Roosevelt, fougueux, les présidents des républiques sud-américaines, les dames de la Croix- Rouge, s'empressant autour d'enfants français, réfugiés des pays envahis! Voici la Grèce de Véni-Zelos, le Monténégro, la Serbie et son roi vénérable, et son jeune prince héroïque, monté sur un cheval bai; les drapeaux blancs aux soleils rouges, du japon.... La Russie, enfin, dont on a réduit la place, mais qu'on n'a point effacée; le tsar et le tsarévitch, victimes expiatoires, figures mélancoliques. Sur une plaque de marbre, l'Histoire grave les grandes dates de l'Alliance, depuis les journées de Cronstadt... Mais un bolchevik se glisse auprès d'elle, prêt à tout gratter! Enfin, voici le peuple héroïque de Roumanie. ses femmes, la tête coiffée de foulards aux teintes vives, la jupe ornée du tablier national, si pittoresque, sa reine, son roi, des hommes d'Etat, vaincus d'hier, triomphateurs de demain....
C'est un groupement émouvant et d'une grande beauté picturale. Rien que pour son compte, M. Gorguet a peint toute la partie architecturale, les Grecs, les Monténégrins, les Japonais, les Russes et les Roumains. La Chine, le Siam, l'Amérique du Nord, admirablement traités, sont de M. René Lelong. La Belgique et l'Italie sont dus à M. Thévenot, la Serbie à M. Cormon, l'Angleterre à M. A. Calbet, dont le pinceau ne fut jamais plus preste et plus brillant. Or, savez-vous la taille de chacun des personnages? Le long du mur, ils mesurent 1m. 17, en moyenne, et, dans les premiers plans, 1m. 50. Devinez le labneur que cela représente, si vous pouvez.... Maïs vous n'y parviendrez pas, si vous ne connaissez pas les traîtrises du panorama!
Apprenez donc que cette immense toile, fortement tendue par plus de deux cents pavés de grès, n'est cependant pas verticale! Elle bombe, de l'extérieur à l'intérieur, comme le tissu qu'on monte, par exemple, sur une carcasse d'abat-jour. Le gonflement, au centre, atteint un mètre. Pour les parties supérieures, le ciel, peu importe qu'elles deviennent fuyantes. Mais si, en bas, aux plans où vous peignez les personnages, vous conservez les proportions normales des corps, le spectateur, de sa plate-forme, verra les bustes longs et les jambes courtes! En dessinant, il faut donc allonger progressivement les silhouettes, de la tête aux pieds.... Réfléchissez un instant à ce petit surcroît de difficulté. Et dites-vous encore que beaucoup de personnages ont été peints deux fois; la première sur papier mobile, pour qu'on puisse juger de l'effet, et la seconde fois sur la toile même!
Le Flot de l'Héroïsme Français
Entre l'Italie et le Siam, le mur de marbre se creuse en un profond demi-cercle; la lumière s'éteint.... Une pâle lueur éclaire quelques cyprès et un monument funèbre, en granit, au sommet duquel un groupe de soldats de bronze soulève un lourd cercueil.... Sur les degrés, une femme en deuil, frêle et agenouillée, prie.... Une couronne d'immortelles, voilée de crêpe, s'équilibre à l'angle d'une marche. Le monument porte ces mots: Pro Patria, et la couronne: Aux Héros ignorés.
Ce grave et magnifique morceau de peinture est comme une élégie recueillie, interrompant les chants de guerre et de victoire qui s'exaltent sur toute l'immense toile; il produit une impression poignante! On se tait, on médite, on se découvre. M. Gorguet y a mis toute son âme; et son talent d'exécutant n'a été, nulle part, plus simple, ni plus fort.... Conception et réalisation sont, également pures et parfaites. Et pour que l'uvre fut entièrement de lui, il a modelé, lui-même, en plastiline, le modèle du groupe de bronze, comme il avait fait pour la-statue de l'Histoire, dans le « secteur » russe.
Après ce repos, de l'il et de l'âme, retourrions-nous brusquement: nous voici en face du Panthéon des héros, centre et morceau essentiel du panorama.... C'est la part de la France! Au sommet d'un escalier gigantesque se dresse un Temple, une sorte de Parthénon, au fronton duquel s'inscrit cette brève dédicace: Aux Héros. Une statue d'or de la Victoire, debout sur un globe, les ailes ouvertes, deux couronnes d'or au bout de ses bras étendus, semble prête à s'envoler, toute droite, de son socle de marbre, où le coq d'or des vieux Gaulois lance son cocorico.
Sur le terrain, au pied de l'escalier, mais non pas sur les marches mêmes, voici les hommes politiques, les trois présidents, à qui le colonel Duport et le général Sainte- Claire-Deville montrent le « glorieux 75 », accroupi sur des drapeaux allemands; à gauche, les chefs de gouvernement et les principaux ministres qui se sont succédé pendant la guerre, jusqu'à M. Clemenceau et à M. Claveille. Galliéni est ici; derrière lui, on distingue des généraux, des hommes d'action, comme l'abbé Wetterlé; un héros, le sergent Collignon - « La Tour d'Auvergne et Collignon! » - porte le drapeau tricolore. Mais montons les marches du regard: nous rencontrons Guynemer, svelte jeune homme, immortel comme Icare et comme Achille; au centre, le groupe des grands chefs, Joffre, Foch, Pétain, Castelnau, Mangin, Maunoury,... d'autres, d'autres.... Mais le flot grossit. Cet escalier semble monter vers l'infini, et les héros l'envahissent. Combien sont-ils? Les artistes qui les ont peints ne savent plus. Il leur a fallu, au cours des travaux, élargir les bas cotés, ajouter des balcons, ouvrir des passages dans la maçonnerie. L'héroïsme montait plus vite qu'eux. Ils recueillaient les plus belles citations, priaient les vivants de venir, à leur prochaine permission, pour une heure devant eux, demandaient aux familles les images des morts.... Des centaines et des centaines de portraits sont ici rassemblés, massés! Un jour, tout heureux, les collaborateurs de Gorguet et Carrier-Belleuse, MM. Bombled et Kowalsky, nous ont dit: « Nous venons encore d'en loger cent cinquante ».... Voici le groupe des marins de l'amiral Ronarch, héros de Dixmude; les Saint- Cyriens qui partirent à l'assaut gantés de blanc et casoar au képi; les héros des Dardanelles, et les héroïnes de la Croix-Rouge. Dans cette marée montante d'uniformes, de capotes bleues, on distingue quelques costumes de civils, victimes de la sauvagerie allemande, maires des pays violentés. A droite, ce sont les aviateurs: là, vous voyez, serrés parmi d'autres braves: Fonck, Madon, Nungesser, l'héroïque capitaine Rckel.... Ils fourmillent; on n'aperçoit que leurs bustes, tant ils sont pressés les uns contre, les autres, bloc de chair et de volonté, torrent d'héroïsme devant lequel, enfin, l'ennemi recule.... Il s'en faut que tous ceux à qui sera due une reconnaissance éternelle soient ici, pourtant. Oui! Il a fallu choisir, subir parfois l'influence du hasard! Tel fut, dans cette guerre formidable, l'héroïsme des soldats de France, émerveillement de l'avenir.
A droite, à gauche du Temple gigantesque, reviennent les régiments et les escadrons victorieux, enveloppés de poussière. Goumiers caracolants, cuirassiers sonnant du clairon, vieux territoriaux, bêche ou pioche à l'épaule, - un robuste groupe, largement brossé par A. Leroux - artilleurs, fantassins. Deux délicieuses figurines, deux fillettes dans les costumes de leurs provinces, l'Alsace et la Lorraine - A.-F. Gorguet pinxit - vont leur offrir des fleurs.... Qui est, derrière elles, cet homme de haute taille, enveloppé d'un long pardessus noir, qui rêve, le front découvert? Déroulède. N'est-ce pas que sa place était ici, et que ce fut une pieuse pensée de M. Carrier-Belleuse de l'y mettre?
Après Quatre Ans de Travail
Un dernier coup d'oeil, du haut de la plate-forme. « Ravirez ce ton, éteignez celui-ci.... » Les auteurs du Panthéon de la Guerre donnent les derniers ordres. Les ouvriers clouent les toiles qui raccorderont aux premiers plans une seconde plate-forme, placée à deux mètres au dessous, de la première, et d'où l'on pourra examiner de plus près quelques-unes des 5 000 figures peintes sur la vaste toile.... Mettra-t-on, comme on le faisait jadis, quelques objets vrais, canons, obus, pour accroître l'illusion? Non. Des canons, peints par M. Bombled, devant chaque pylône, suffiront; ce sont d'admirables trompeTil.
Les peintres descendent de leurs échafaudages. Ils quittent leurs blouses blanches, tachées de couleurs, et leurs feutres mous, blanchis par les plâtras. L'uvre est achevée. Elle a demandé quatre ans.. On a supporté la chaleur, la poussière, les tristes jours d'hiver, quand il fallait se dégourdir, au brasero de la plate-forme, les mains raidies sur le pinceau.... MM. Gorguet et Carrier-Belleuse peuvent être fiers: ils ont exécuté dans l'enthousiasme, une uvre belle et forte, qui vivra et servira à porter témoignage pour l'admirable vaillance de tous ceux qui ont collaboré à la commune victoire.
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