- de la Revue 'L'Illustration' no. 3956 de 28 decembre 1918
- 'La Libération de Constantinople'
- par C. de G.
la Fin de la Guerre - Occupation de la Capitale Ottomane
Cette correspondance nous est adressée par un collaborateur de L'Illustration qui est arrivé à Contantinople avec la flotte alliée. Elle contient sur la Turquie et les Turcs, tels qu'ils apparaissent aujourd'hui, après des années d'emprise allemande, des appréciations plus sévères que celles qui ont été généralement exprimées dans ce journal. Nous publions, sans en rien retrancher, les impressions de notre correspondant. Il a peu admiré Constantinople et le Bosphore, mais ses réserves sacrilèges ne sauraient influencer un seul lecteur des pages divines de Pierre Loti. Il juge sans indulgence les Constantinopolitains et, en cela, on sera plus disposé à partager son opinion:
Constantinople, 20 novembre
Il y a quinze jours aujourd'hui qu'un petit bateau français, lAriane, a jeté l'ancre devant la pointe du Sérail, que dominent les coupoles et les minarets de Sainte- Sophie. Il avait passé par-dessus les mines des Dardanelles, c'est-à-dire qu'il avait surmonté mille périls. Son commandant audacieux, secondé par un équipage de quelques hommes, venait, tranquillement, affirmer les droits de la France à l'entrée du Bosphore.
Les Turcs s'étaient tus. Les Français, les Grecs et les Arméniens avaient salué le pavillon tricolore enfin réapparu. La ville était calme. Les Allemands et les Autrichiens affectaient de garder leur assurance. Ce petit bateau rouillé, peu h! qu'était-ce auprès de la puissante marine des Empires centraux?
Mais, sept jours plus tard, au matin du 13, un frisson secoua les trois collines que sépare la mer. La flotte alliée, une vraie flotte, avec des canons innombrables, montrait ses mâts et ses cheminées à l'horizon. La Marmara, assez agitée, portait ces forteresses d'acier qui semblaient insensibles aux secousses du flot. Le Diderot, bateau amiral, décrivit un vaste cercle entre Stamboul et Scutari et vint mouiller tout près du palais impérial, dont les marbres sont léchés par les vagues et qui n'offrait alors aux arrivants qu'une longue façade muette et close. Les cuirassés français, anglais, italiens et grecs, les torpilleurs, les sous-marins, toutes ces armées navales que von Tirpitz s'était vanté d'avoir détruites, traçaient dans la mer verte des sillages infinis qui étaient à chaque vaisseau comme la traîne d'un manteau d'honneur. Quand ils se furent laissé compter, admirer, acclamer, ils disparurent derrière la presqu'île de Scutari et ne s'arrêtèrent qu'au creux de la baie d'Ismid, invisibles dès lors, mais toujours présents à l'esprit heureux ou inquiet des Constantinopolitains.
Les amiraux français et anglais étaient descendus à terre et avaient reçu l'hommage des autorités turques. Une ère nouvelle s'ouvrait pour les citadins de toutes races qui, quatre années durant, n'avaient connu que des uniformes allemands et autrichiens par les rues de leur ville et qui n'avaient su de la guerre effroyable que ce que l'agence Wolff leur en rapportait. Les uns, qui avaient voulu la défaite des armées de l'Entente, cachaient derrière les rideaux ou les grillages de leurs maisons un visage consterné. Les autres, qui avaient souhaité la victoire des nations libérales, exultaient.
Dans Péra, la ville cosmopolite, les drapeaux grecs, français, anglais, italiens flottaient aux fenêtres. On applaudissait les matelots étrangers, on s'assemblait devaut les ambassades anglaise et française, on riait, on criait, on ressuscitait. Et le soleil couchant enveloppait la triple cité dans ses lueurs roses, que de nouveaux navires alliés apparaissaient encore. Ils régnaient sur cette Marmara et à l'entrée de ce Bosphore, où le Gceben et le Breslau avaient suscité naguère la curiosité enthousiaste de ceux-ci et la crainte rageuse de ceux-là. L'essaim des caïques et des barques à voiles s'était évanoui. Toute la mer était à nous; elle baignait, soumise, les flancs des monstres d'acier. Impétueuse au large et calme dans la baie, elle semblait reconnaître notre triomphe à mesure que nous approchions du port. Et, comme le jour allait finir, un immense arc-en-ciel surgit au-dessus de la ville coupable, unissant les terres d'Asie aux terres d'Europe, symbole de repentance et de paix.
24 novembre
Symbole trompeur et que l'imagination des Occidentaux, corrompue par les littérateurs, avait seule conçu. L'arc-en-ciel triomphal ne marquait pas la fin de la tempête et la pluie continua d'engluer les rues et les ruelles sordides; il ne couvait aucun repentir au cur des Ottomans et leur désir de paix ne décelait qu'épuisement et lassitude.
A aucun autre sujet peut-être, on ne nous a autant menti et nous ne nous sommes autant menti à nous-mêmes, qu'à propos du Levant. Nous nous sommes complu à admirer ce paysage et ces gens à travers la fantaisie prestigieuse de nos romanciers. D'Andrinople à Smyrne, nous avons composé un Orient avec nos rêveries, nos paresses, notre générosité et notre badauderie. Je dois circonscrire mes observations à Constantinople; mais je n'hésite pas à dire que, là, nous nous sommes singulièrement mépris. Ce pays a bien plus de laideurs que de beautés. Comment des voyageurs, des marins, qui ont vu les côtes d'Afrique, qui ont goûté les douceurs mêlées de Tunis et de Kairouan, d'Alger et de Constantine, de Tanger et de Fez, ont-ils pu s'extasier, dans un style si nombreux et si choisi, sur cette capitale turque où les murs d'Asie et d'Europe ne se confrontent que pour abandonner leurs essentielles vertus?
Oui, la nature offre ici un magnifique décor; mais est-il exclusif à Constantinople? De la terrasse du ministère de l'Agriculture, à Stamboul, ou tout simplement du pont de Galata, j'ai contemplé des crépuscules radieux et fantastiques. Mais qui a vu le soleil se coucher dans la baie de Naples ou sur notre Côte d'Azur, voire sur notre Seine, derrière le Trocadéro, ne peut prétendre que la grâce ou la splendeur des choses jouit ici de privilèges divins. Cette fameuse vapeur dorée de la Corne-d'Or, elle plane sur cent autres estuaires dont les rivages, s'ils ne s'ornent d'aucun minaret, ne s'enlaidissent du moins d'aucun palace.
J'imagine pourtant que ce pays fut vraiment beau en des temps très lointains. Dans Péra même, dans l'odieux et malpropre et tortueux Péra, il reste des coins de cimetières turcs tout plantés de cyprès et qui, anachroniques, sont encore charmants. L'homme, depuis, a souillé le paysage. Et ce n'est pas seulement l'Européen et ses tramways, et ses usines, et ses bâtisses à six étages; ce fut d'abord le Turc avec ses maisons de bois, grises et brunes, couvertes de toits sombres ou roux, qui a terni la couleur fraîche de ces lieux.
Si Byzance se survit dans quelques mosquées aux fastueuses décorations intérieures, aux arceaux immenses et harmonieux, la vue extérieure de ces temples, avec leur amoncellement pressé de coupoles, ne peut séduire un Occidental qui sait la majesté aérienne de nos cathédrales. Seuls, les minarets dominent et démentent cette platitude par leur élégance légère et svelte. Aussi Constantinople ne peut-il être sincèrement admiré que de la mer, aux heures lumineuses où tout se confond dans l'éclat du matin ou du soir, quand les minces tours blanches des clochers musulmans s'élancent vers le ciel.
troupes anglaises à Constantinople, 1918
On nous a trompés, nous nous sommes trompés aussi dans notre jugement sur l'habitant de ce pays.
Quelques vérités ont pourtant été dites au sujet des Pérotes, gens de ce Péra international et louche, dont la nationalité n'indique que rarement la race et qui, chrétiens ou juifs, musulmans ou athées, n'adorent qu'un dieu qui est l'argent. Au- dessous d'eux, végète ou besogne une population bigarrée, grecque et arménienne en majorité, qui du moins a le mérite de l'activité sur un sol et dans une atmosphère où l'Occidental pur a lui-même quelque peine à ne pas s'alanguir.
Il reste le Turc dont notre goût du pittoresque avait fait une idole exotique, accroupie sur des coussins, couronnée d'un turban, parée de soies ou de lainages multicolores, avec le tuyau du chibouk serpentant à ses pieds. Constantinople ne possède que des Turcs, en redingote soignée ou en veston loqueteux, tous portant le fez rouge à gland, coiffure hétéroclite, ridicule au front d'un monsieur en faux col et cravate.
Voilà le Turc constantinopolitain. C'est celui-ci qui a perpétré une révolution; c'est celui-ci qui nous a déclaré la guerre. Il est resté Asiatique tout en étudiant à Paris et à Berlin. Il n'a acquis aucune de nos qualités; il n'a dépouillé aucun de ses défauts, y ajoutant plutôt quelques-uns des nôtres.
Il est impie et son islamisme n'est plus que d'étiquette. Paresseux, envieux, vaniteux et snob, il renie son passé tout en méprisant secrètement le présent que nous lui apportons.
Il n'est plus Turc, il est Levantin, dans le sens péjoratif que l'on donne à ce mot.
Autour de lui grouille un peuple misérable, sordide, corrompu lui aussi, mais dont l'indigence et la passivité inspirent la pitié.
Le tableau est noir; mais l'heure est venue de peindre et de parler vrai. Ces Turcs, assoiffés de modernisme, nous ont trahis, nous, les Français, qui soutenions leur effort d'émancipation et, au moment où l'Allemagne tentait de nous exterminer, ils se sont joints perfidement et lâchement au plus fort.
Les Turcs de Constantinople auront beau nous déclarer à chaque coin de rue, dans chaque salon, qu'ils n'ont jamais cessé d'aimer la France, ceci n'effacera pas cela.
Mais ce Turc est-il toute la Turquie? Loyalement, je ne le crois pas. Les Ottomans, qui ont conservé leurs murs asiatiques et leur foi religieuse, ont des vertus et même un certain charme. Ils sont hospitaliers et probes. Maintenus à l'abri des pédagogies européennes, ils forment un bon peuple assez laborieux, qui a besoin d'être guidé et qui accepterait volontiers une tutelle généreuse et prudente.
Sans doute ce bon peuple-là a participé souvent au massacre des qiaours ou n'a rien fait pour l'empêcher. C'est que, placide à l'ordinaire, il est parfois secoué par des crises de sauvagerie que suffisent à provoquer les plus puériles excitations. Dépourvu à un invraisemblable degré d'ingéniosité et de sens pratique, il voit auprès de lui tel Arménien ou tel Grec qui commerce sans relâche et grossit sa pécune. Qu'il vienne alors d'en haut, du trône d'un Abdul Hamid ou du cabinet ministériel des Talaat, des Enver, des Djemal pachas, l'ordre sanglant des exterminations, le « bon vieux Turc » frappe, martyrise et pend pêle-mêle les innocents, comme s'il retrouvait en lui une ancestrale énergie qui ne se réveille que pour le crime. Mais il suffirait que ces appels au meurtre ne fussent plus entendus de lui et qu'un vigilant gendarme européen lui « conseillât » la tranquillité, pour que lé « bon vieux Turc » demeurât sage à tout jamais.
Du reste, on connaît des Ottomans, gouverneurs de province ou simples paysans, qui, au cours des tueries organisées par le Comité « Union et Progrés », ont arraché leurs victimes aux mains des assassins. Et même parmi les Turcs en redingote, il est évident que des hommes dignes et honorables se rencontrent. On a bien compris que je n'alléguais pas que tout le Constantinople turc est pourri. Ce qu'il faut retenir de ces observations, c'est que le régime qui vient de prendre fin avec l'entrée des Alliés n'a eu qu'une influence dégradante sur la Turquie en général et sur Constantinople en particulier.
Il faut insister aussi sur ce fait que le spectacle offert à la vue des vainqueurs par le Constantinople agissant a été de nature à amoindrir la confiance qui restait aux Alliés envers la Turquie. Le Parlement, ou au moins la Chambre des députés, les fonctionnaires, la presse, ont montré qu'ils n'avaient rien appris depuis l'armistice, que la leçon de la défaite leur avait été vaine, qu'ils nourrissaient toujours le même orgueil, la même incapacité, la même déloyauté, et que le vêtement occidental leur était plus que jamais un déguisement.
Il est fâcheux que cet aveuglement, cette incompréhension persistante, compromettent le sort des Turcs qui jugent sainement l'histoire de ces cinq dernières années; mais pourquoi faut-il que, dans ce pays, l'intelligence soit comme inerte et que seules les mauvaises gens montrent quelque résolution? C'est tout le secret de la victoire passagère des Unionistes; c'est la cause de l'état lamentable où gît la Turquie.
C. de G.